LE RÊVE NEWTONIEN

ET LA POLEMIQUE AVEC LES CHIMISTES  CARTESIENS.

Nous allons tout d’abord examiner la façon dont Newton s’oppose à la philosophie mécanique de Descartes et étudier comment la polémique entre les chimistes newtoniens et chimistes cartésiens va se construire.

Nous montrerons ensuite comment la nouvelle théorie chimique de Newton va peu à peu supplanter celle de Descartes et comment les idées de Newton vont influencer le développement historique de la chimie au 18ème et 19ème siècle.

Descartes fut son premier maître. Newton découvre les ²Principes de Philosophie², écrit où Descartes expose sa fiction de la création ainsi que sa vision de la matière en mouvement perpétuel. Newton fréquenta également beaucoup les écrits de Boyle et de Gassendi, autres cartésiens soutenant la théorie atomiste. Newton fut donc imprégné des idées atomistes et mécanistes du 17ème siècle dès son plus jeune âge. Il entra à l’académie de Cambridge à 19 ans mais une épidémie de peste l’oblige à quitter Londres de 1664 à 1666, période pendant laquelle il se retire chez sa mère.  

A cette époque, il s’intéresse aux mouvements des planètes, fait des recherches sur la lumière, étudie les phénomènes d’interférence. Son intérêt se porte également sur un domaine plus proche de la chimie, concernant la structure de la matière.

 

 

De la gravitation

 

Dans son premier manuscrit fini en 1670 et intitulé : ²De la gravitation², Newton présente sa théorie sur la structure de la matière. Ceci tout en faisant une critique détaillée de la conception de la matière et de la vision cosmique de Descartes. Newton rejette ²son fluide subtil², l’éther, qui emplirait tous les interstices de la matière et qui serait contraire à tout mouvement. Mais il rejette également son identification de la matière à l’étendue.

 

  La preuve que le vide existe dans la nature, faite dans les années 50, va ruiner la théorie de Descartes et conforter Newton dans sa critique.

²Si l’éther était un fluide totalement corporel², écrit Newton dans ²De la Gravitation², ²sans aucun pores, il serait aussi dense que n’importe quel fluide et il ne céderait pas aux mouvements des corps qui le traverserait, et tout mouvement serait impossible.²

Pour Newton, la matière est donc constituée de corpuscules qui se déplacent dans l’espace. Il s’accorde donc, en partie, avec Descartes quant au mouvement et à l’existence d’atomes, mais son opinion diverge quant à la conception de l’espace. L’espace est un lieu où les corps sont placés mais l’espace n’est pas un corps comme Descartes le pensait.

 

 Toujours dans ce même ouvrage, Newton montre l’insuffisance et la fausseté de la théorie de l’identification de la matière à l’étendue de Descartes.

²Si tout est plein, comme Monsieur Descartes le suppose, tous les corps seront également pleins et il n’y aura point de ce que nous appelons différentes gravité scientifique. Car tous les corps de même volume ayant la même quantité de matière pèseront également. Le clerc met en lumière ce postulat : ²Tous les espaces ne sont pas également pleins car s’ils étaient également denses, l’or ne pourrait descendre dans l’air et dans les autres fluides, il est donc plus pesant, le vide existe.²

Descartes pensait que tous les atomes étaient en contact les uns avec les autres et considérait le vide comme une chimère. Mais Newton trouve la faille de cette théorie et admet, comme le faisaient les anciens atomistes, l’existence d’interstices entre les atomes.

 

A travers ce premier écrit de Newton nous constatons que les points qui divergent de la conception de Descartes et des atomistes sont relatifs à la structure élémentaire de la matière ainsi qu’à la notion de vide et d’étendue. Newton va également critiquer très durement la conception mécanique des réactions mais il se garde pourtant d’essayer d’expliquer ces mécanismes d’une nouvelle façon. Descartes avait déclaré dans ses ²Principes² que la matière se confond avec l’étendue qu’elle occupe et qu’un corps peut se définir uniquement par son extension en longueur, en largeur et en profondeur. Ainsi un cube de sable contiendrait autant de matière que le même cube d’or ou d’eau.

 

Les Principes mathématiques

 

Newton, au début de ses ²Principes², définit la quantité de matière comme le volume et la densité pris ensemble, soit par la masse d’un corps. Cette quantité de matière contenue dans un corps peut donc se déterminer à l’aide d’une balance, et la définition de Descartes qui supposait que tous les corps étaient d’égale densité sembla choquante. La définition de Newton paraissait si naturelle qu’elle avait déjà été adoptée par un grand nombre de chimistes.

 

            Pourtant, le simple fait d’avoir formulé nettement cette définition bouleverse le développement de la chimie. Car de ce système découle le principe de la conservation de la matière qui est aujourd’hui le pilier et la base de notre cursus scolaire en chimie pour raisonner quantitativement.

           

            La définition de Newton suffit donc pour éliminer toute spéculation sur le mécanisme des réactions chimiques car elle amène son auteur à proclamer la constance de la quantité de matière à travers toute modification physico-chimique.

 

            On constate que ce premier point de vue est peu divergent de celui de Descartes. Celui-ci définissait la matière uniquement par le volume car il pensait que tous les corps étaient également denses. Newton avait compris qu’il fallait définir une propriété supplémentaire : la densité, pour tenir compte du poids spécifique de chaque corps. Newton a donc juste complété la formule de Descartes :  m = V, par la densité : m =V * d.

 

Le second point développé par Newton dans ses "Principes" concerne la réaction chimique et les propriétés des corps.

Les partisans de la philosophie mécanique attribuent à la matière des propriétés chimiques dues uniquement aux mouvements, aux chocs, aux contacts de ses particules. A ces explications Newton en ajoute une autre que ses adversaires cartésiens refusent d'admettre : l'attraction. Les explications mécaniques ne permettent aucunement de déterminer comment ou pourquoi un phénomène se produit entre deux corps. Malgré cette faille, l'idée d'attraction, d'affinité chimique, permettant de l'élucider, rencontre une très grande résistance avant de s'imposer à l'esprit des savants.

 

            La loi de gravitation universelle appliquée à la chimie fut prise comme une nouvelle tentative d'explication par les forces occultes. Cette idée parut paradoxale et absurde et beaucoup de chimistes refusèrent d'admettre son existence. Cette idée d’attraction suppose que la matière est constituée de corpuscules, et s’accorde donc avec les idées des atomistes, mais le fait qu’elle s’exerce à distance est contraire à toutes conceptions mécaniques.

 

Les savants et chimistes, imprégnés depuis presque un siècle par la théorie de Descartes,

se trouvèrent face à une explication ne relevant pas de la mécanique mais de la gravitation universelle et refusent d’accorder leur adhésion à cette théorie.

Newton consacra une partie de son dernier grand écrit ² l’Optique²  (1704)  uniquement à ce sujet.

 

La question 31 de ²l’Optique.²

 

 

Apres avoir expliqué son contenu, nous allons voir la difficulté avec laquelle la théorie de Newton va s’imposer aux chimistes, puis comment elle va finir par influencer l’ensemble des chimistes en Angleterre puis en Europe.

Dans sa question 31, Newton complète sa théorie des affinités chimiques qu’il commença d’exposer à la fin de ses principes. La célèbre question 31 est le premier écrit de philosophie chimique ou la preuve est donnée de l’existence d’une force attractive, agissant pour opérer des combinaisons chimiques dans lesquelles les corps conservent toutes leurs propriétés initiales, contrairement aux mélanges. Notre savant établit une différence fondamentale entre la pesanteur et l’attraction moléculaire :

La pesanteur est universelle et agit uniformément entre toutes les particules en contact dans une combinaison.

L’attraction  moléculaire quant à elle peut être très différente selon les mélanges, suivants les espèces et suivant les circonstances. Il s’agit d’une affinité moléculaire, ou entre plusieurs corps d’une affinité élective.

Newton qui pensait auparavant unifier tous les phénomènes chimiques par une même loi restitue dans cette question un pouvoir particulier à chaque corps. IL explique donc les phénomènes chimiques non par la mécanique ou la gravitation mais par des principes actifs. Il     propose ainsi une interprétation des affinités chimiques par des principes actifs et suggère également de comparer les pouvoirs propres des substances en les faisant réagir entre elles.

 

 

Explication de la controverse provoquée par la question 31

 

Newton restitue aux chimistes le droit de parler de pouvoir, de puissance et d’affinité en prêtant aux réactifs des forces particulières. Cette idée qui explique pourtant aujourd’hui en grande partie nos liaisons chimiques fut prise comme une tentative d’explication de la chimie par des forces occultes, si appréciées par les alchimistes.

Elle fut violemment critiquée par l’ensemble des chimistes qui avaient combattu avec horreur les idées alchimiques pendant plus d’un siècle, plus particulièrement par les cartésiens. Des professeurs de chimie célèbres comme Rouelle, Privat de Molière et Lémery prirent violemment à partie les idées de Newton dans leurs cours publics et leurs écrits.

 

 

Ces réactions sont justifiées. Newton est travaillé par l'idée fondamentale que la nature est traversée de forces, un concept qui dans sa pensée, est incontestablement d'origine alchimiste. De même le concept d'éther est utilisé en optique. Newton dit dans ²l'Optique" : ²la pensée aime les transmutations.² Le mot ²aimant², les mots ²attractions² et ²répulsion² sont également des termes alchimistes. On a remarqué que dans la méthodologie newtonienne, il y a une constante : la recherche d'une vérité perdue et cachée au moyen de l'expérience. On retrouve sous-jacentes aux lignes directrices de l'inspiration de Newton en chimie certains des principes de la philosophie hermétique.

 

Face à ces critiques, Newton se contenta d’exposer dans le livre 3 de ses "Principia" sa méthodologie positive de recherche et d’analyse en guise de réponse (voir annexes). Cette méthode pouvant s’appliquer à toutes sciences fit particulièrement effet sur les chimistes. Tout en critiquant l’explication mécanique de la chimie et le système cartésien, elle va provoquer l’adhésion des chimistes aux idées de Newton et leur faire peu à peu abandonner la méthode cartésienne.

 

Influence de la méthode de Newton en chimie.

 

Les chimistes comme Lémery, Boyle, sous l’influence de Descartes avaient fait de la chimie un édifice créé de toutes pièces par l’imagination. Newton les appela les «philosophes à hypothèses». Leurs puissants esprits avaient réussi à illustrer, à simplifier la complexité déboussolante de la chimie en utilisant la géométrisation et la mécanisation de la matière de Descartes. Ils se sont donc appuyés sur un système hypothétique inventé par ce philosophe qui pouvait justifier leurs idées. Mais le système d’atomes géométriques en tourbillon de Descartes étant faux, tous les chimistes cartésiens perdirent leur crédibilité  par l’accusation de Newton.

Les nouveaux chimistes du 18ème  siècle comme Boerhaave aux Pays-Bas, Stahl en Allemagne, Bergman en Suède et Geoffroy en France, préférèrent la méthode et la théorie de Newton qui dit dans un passage célèbre : "Je ne feins point d’hypothèses". Newton ne souhaite pas pénétrer les phénomènes assez profondément pour en comprendre les causes métaphysiques. En 1717, dans un combat final,  il expliqua qu’il n’était nullement alchimiste, comme on l’en accusait, et qu’il combattait également ces idées : "Dire que chaque espèce de chose est douée d’une qualité occulte particulière, ce n’est rien dire du tout. Mais déduire des phénomènes de la Nature deux ou trois principes de mouvement, ensuite faire voir comment les propriétés de tous les corps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pas pour la science, bien que la cause de ces principes demeurasse cachée." Les chimistes comprirent que c’est de la liaison des faits qu’une science procède, non d’une construction analogue à celle de Descartes.

Ainsi dès 1718, de grands savants comme D'Alembert, Euler et les grands chimistes comme les quatre que nous avons cités, influencés profondément par "l’optique" et les "Principes" de Newton, vont peu à peu bouleverser le développement historique de la chimie.

 

Les premières tables d’affinité chimique : les tables de Geoffroy.

 

En 1718, Geoffroy, professeur de chimie au jardin du roi, membre de l’Académie Royale des Sciences, présente une table des différents rapports observés entre les substances. Table qui suit le modèle proposé par Newton dans la question 31, où Geoffroy classe minutieusement les rapports-affinités entre un grand nombre de métaux, de sels, d’acides  . . . suivant leurs attractions, leurs déplacements, leurs combinaisons et leurs dissociations. (cf. annexe)  Geoffroy ne fit cependant pas d’éloges de Newton, et remplaça le terme "attraction" par "rapport" car les attractions newtoniennes paraissaient encore suspectes à l’Académie Française des Sciences, composée en majorité de cartésiens.

 

 

 

 

Tentative d'explication des réactions chimiques

 

Boerhaave et les affinités

 

L’influence de Newton sur le développement de la chimie est à son apogée en 1724. Date où un grand savant hollandais va prendre ouvertement position pour lui. Hermann Boerhaave (1668-1738), chimiste et enseignant renommé, avait pour seul souci celui de vérité. Dans ce souci il développa une doctrine chimique en s’inspirant de la théorie newtonienne. Son cours : Les "Elementa Chemiae" parut en plus de 25 éditions en diverses langues et attira les étudiants et les chimistes de l’Europe entière. La théorie des affinités connut donc un grand essor grâce à Boerhaave qui la répandit au nom de la vérité en chimie.

Pourtant, ce dernier, s'il travaille sur la voie de Newton ne veut pas aller plus loin.

Il est clair à ce sujet : ²On se trompera si l'on attribue aux pouvoirs mécaniques une efficacité plus grande que celle que l'auteur de la nature a trouvé à propos de lui accorder. Ce pouvoir a des bornes au-delà desquelles il ne faut pas aller si l'on veut s'en servir pour expliquer les opérations de la chimie."

 

La doctrine de Stahl éclipse la théorie corpusculaire

 

La chimie s'engage, pour quelques décennies, pendant la deuxième moitié du 18ème siècle, sur la voie de la doctrine phlogistique. La théorie corpusculaire, qui sera utilisée de façon générale, continue à imprégner toute la chimie. De ce fait, ce n'est plus une théorie dominante. Elle est, en quelque sorte, en position d'attente.

 

Stahl reprit quelques années plus tard les idées d’agrégats de Newton. Il distingue la notion de mixtion et d’agrégation. Un corps homogène est formé par l’agrégation d’un grand nombre d’atomes, ce qui correspond à nos molécules. Un corps hétérogène quant à lui est formé par la mixtion de plusieurs corps, ce qui correspond à notre notion de mélange ou d’alliage pour les métaux.

Stahl cherchait à donner à la chimie une dignité supérieure à  celle d'une science expérimentale, son esprit était donc encore raccroché au cartésianisme. Mais il se refuse à admettre l'explication purement mécanique des réactions. Il renvoie les attractions newtoniennes parmi les agents mécaniques qui expliquent l'agrégation.

En instaurant la doctrine phlogistique, il synthétise les vues des partisans de Newton et des adeptes de la conception élémentale de la matière qui y retrouvent la tradition : c'est ce qui va faire son succès.

Avec l'affirmation du principe de feu censé être présent dans les métaux et s'en évaporer au moment de leur combustion, on a pu voir un retour aux théories alchimiques.

Inspirée de cette doctrine, la chimie pneumatique illustrée par Black (1728-1799), Priestley 1733-1804), Cavendish (1731-1810), Scheele (1742-1786) n'a que peu de rapport avec la philosophie hermétique. Pour ces chimistes anglais et écossais, la priorité reste la confirmation des thèses avancées dans la ²question 31².

 

 

 

 

 

 

La fin du rêve newtonien

 

Berthollet (1748-1822) montre que l'affinité n'est qu'un facteur parmi d'autres dans la réaction chimique et que les circonstances de la réaction sont déterminantes.

Gay-Lussac (1778-1850) en rectifiant les thèses de Berthollet sur les composés produits marque la fin du rêve newtonien. "L'affinité relationnelle dérivée de Newton devait expliquer la réaction et les liens qui font un corps chimique." Ce savant montre que la force d'attraction ne peut rendre compte d'une véritable production d'un nouveau corps homogène à partir de l'hétérogène. Il établit que "Le chimiste peut donc manipuler la réaction qui est fonction de la température, des concentrations… Il ne peut manipuler les liens eux-mêmes qui assurent l'individualité des corps chimiques."

 

Persistance de la conception newtonienne

                              

Un siècle après les théories de Newton et après avoir démontré les insuffisances de la théorie phlogistique, Lavoisier réforme la chimie. Il ne retient plus rien des attractions et des affinités de Newton. Pourtant, la conception newtonienne de la quantité de matière et des principes de conservation de la matière reste sous-jacente à ses recherches.

Lavoisier raisonne en Newtonien. Il fait un usage constant de la balance pour en faire un moyen de contrôle de toute opération chimique. "Lavoisier pesait les corps puis provoquait la réaction ; celle-ci terminée, il pesait à nouveau les produits obtenus afin de s'assurer qu'il n'y avait ni apport ni perte de matière"

 

            La mesure systématique a considérablement modifié les conditions de la pratique de laboratoire : thermomètres, calorimètres, gazomètres, aréomètres, balances de précision pénètrent dans les laboratoires. "Cette possibilité de contrôle des phénomènes ouvre une voie de passage entre sciences et techniques."

Lavoisier ouvre la voie aux recherches qui vont conduire à ce que l'on peut appeler les lois pondérales.

 

            Avec John Dalton (1766-1844), le nouvel atomisme prend en compte les conceptions physiques de Newton. Newton avait remplacé les petits crochets par la notion de force. Les atomes acquièrent maintenant une identité qui est leur poids.

 

            La chimie moderne est bien fixée autour de l'atomisme qui en dépit d'oppositions farouches au 19ème siècle finit par s'imposer. L'interdépendance de la chimie et de la physique se confirme avec l'émergence de disciplines telles que l'électrochimie, la thermochimie…